Ce pouvoir qu’a la musique de figer le temps qui passe m’a toujours fasciné. Quelques notes à peine peuvent suffire à nous replonger des années en arrière, à une époque bien précise, avec moult détails qui nous sautent au visage. C’est ce qui m’est encore arrivé il y a peu.
A la radio, le groupe I Am et son Empire du côté obscur. Tout me revient en tête. La sortie du Cinquième élément de Besson au cinéma, mes premiers salaires, l’achat de mon DR 650 RS blanc le jour de mon inscription au permis moto, puis l’épreuve plateau, l’épreuve route, le papier rose en poche et mon départ pour ma première semaine de vacances seul face à mon destin…

Je m’étais installé en Haute-Savoie quelques mois plus tôt lorsque, en cette mi-juillet 1997, je décidais de regagner pour une semaine mon Nord natal afin d’y retrouver les amis que j’y avais laissés. La plupart, comme moi, venaient de passer leur permis de conduire. La seule différence notable entre nous, c’était que le mien ne me permettait que de conduire des motos. Le permis voiture ? Pour quoi faire ? Les Supercinq Renault et autres Seat Ibiza grinçantes, très peu pour moi. En tout cas, ça attendra encore un an.

La veille du départ, je me souviens avoir consciencieusement étudié la carte Michelin paternelle. J’avais beau être un bleu pur jus, il ne m’avait pas fallu longtemps pour comprendre que Le DR sur autoroute est une pratique réservée sinon aux téméraires, du moins aux masochistes. D’autant que j’étais l’heureux propriétaire de la version tout terrain avec garde-boue haut, sans carénage et boudins à tétines. J’optai donc pour le pack découverte avec traversée du quart Nord-Est du pays par les départementales en version intégrale. A la louche un petit 800 kilomètres à se tartiner en une journée. C’est parce que j’ignorais que c’était impossible que je l’ai fait.

Le matin du départ, après avoir soigneusement rempli le sac à dos de campeur qui transporterait mes effets personnels durant toute l’épopée, je quittai la demeure endormie avec le coeur qui battait la chamade. Une pluie lourde et épaisse empêchait le jour de se lever. Heureusement j’étais équipé : le pantalon du vieux ciré de pêche du paternel, dégoté à la cave en catastrophe, fera parfaitement l’affaire. Pour le haut, le cuir tout neuf que je m’étais offert quelques semaines plus tôt et que j’ai toujours le plaisir d’enfiler les beaux jours venus. Je ne me suis pas vu, et je n’ai même pas songé à me regarder ainsi accoutré, mais je pense que parfois ignorer a du bon. Je descendis la légère pente qui menait à la rue en roue libre, démarrais une fois sur le bitume et disparu dans la lueur blafarde de l’insouciance sans réveiller les voisins.

Nantua atteint et les Alpes enfin derrière moi, première pause. Bien méritée, autant que toutes celles qui suivront. La pluie avait gagné en vigueur ce que je gagnais en opiniâtreté. Coup d’oeil à l’itinéraire pour mémoriser le maximum d’étapes histoire de ne pas trop sortir la carte qui ne raffolait pas de la pluie, le plein ( à moins de 0.70 euro le litre, on ne regardait pas trop à la dépense) et roule ma poule. Tout se passait aussi bien que possible jusqu’à mon arrivée à Châlons sur Saône quelques heures plus tard. Première leçon dans ma jeune vie de motard : l’identification des dangers. En l’occurrence une route mouillée et le petit con qui arrivait en sens inverse avec son scooter Peugeot. Il me coupe la route pour s’engager dans la petite rue qui est à ma droite et paf! J’ai rien compris, lui non plus. Son scoot’ est allé finir sa course contre un trottoir, mon DR est bien sagement resté sur ma jambe… Ce qu’on était bien là, couchés tous les deux ! On s’est tous relevés indemnes, les machines n’avaient que quelques rayures, des témoins m’ont immédiatement informé de leur soutien « si jamais »… Mais ça s’est juste terminé par une poignée de mains.

Curieusement, c’est après cet épisode que le soleil est revenu. Comme si le destin avait voulu me mettre à l’épreuve. J’avais passé la tempête, j’avais dès lors le droit de me gaver comme un porc. Ce que je fis sans retenue. Plein gaz sur les départementales sinueuses de Bourgogne, une halte à Beaune, une autre à Troyes, puis à Reims et à Laon où l’après-midi finissait de mourir sur le parvis de la cathédrale. Mais plein gaz tout du long, dès que la route était déserte, dans ces rases campagnes champenoises propices aux poumons pleins d’air prêts à être expulsé sous forme de hurlement de bonheur. Parti vers 5 heures le matin, j’arrivais à destination le soir peu après 21 heures. Epuisé.

Inutile d’expliquer qu’après une semaine de vacances entre potes, sans attaches ni contraintes, quand on a vingt et un an et la fougue d’un furet sous amphétamines, on se retrouve dans un état de fraîcheur proche de celui d’une tête de veau après 9 jours dans l’eau de mer. Aussi inutile que d’expliquer que quand on a vingt et un an et la fougue d’un furet sous amphétamines, on ne se rend même pas compte que l’état de décomposition avancée dans lequel on se trouve est incompatible avec la pratique de la motocyclette. C’est donc fort de cette insouciante inconscience que je repris la route sous un soleil radieux. Petit matin frais, un de ceux où les jeunes et timides rayons du soleil naissant jouent à scintiller sur les gouttes de rosée. Un de ces petits matins d’été où l’air sent le foin, où les oiseaux chantent leur bienveillance, où la campagne s’éveille au son du lointain clocher. Un de ces petits matins où un fou furieux trace, la poignée dans le coin, avec un DR qui ne demande que ça, fendant la campagne aussi vivement qu’un carreau d’arbalète, aussi férocement qu’un coup d’épée sur un vase. Soissons, tout le monde descend. Câble d’embrayage cassé net. Le traître ! Pourtant je ne l’avais pas malmené, à part pour passer les vitesses jusqu’à la cinquième et y rester pendant deux bonnes heures. Quoi qu’il en soit j’étais bon pour une bonne heure d’attente dans un petit garage des faubourgs où le mécano -motard trouva 5 minutes pour bricoler un bout de câble avec les moyens du bord, à savoir un câble de starter de Peugeot 205.

Passé Dijon, la pluie était de retour. En fait je pense qu’elle n’avait pas quitté les alpes de toute la semaine. Elle était restée là, tapie, sournoise, prête à bondir toutes griffes dehors sur les malheureux qui oseraient l’affronter sans pare-brise ni essuie-glaces. Le temps de m’arrêter dans une station service pour enfiler mon superbe ciré et faire sécher mes gants sous le sèche-mains des toilettes et j’entamais l’avant-dernière ligne droite. La dernière me ramènera chez moi. L’avant-dernière me menait droit sur la seconde leçon de ma jeune vie de motard : les derniers kilomètres sont les plus dangereux.

C’est en effet à une vingtaine de kilomètres de chez moi que je me suis pris la seconde gamelle de ma « carrière ». Sur une route que je connaissais très bien, après des heures d’une éreintante vigilance. Perdu dans mes pensées, je suivais bêtement la voiture qui me précédait. Si elle accélérait j’accélérais, si elle freinait je freinais. Sauf que quand elle a tourné j’ai pas tourné. Ce qu’on appelle communément un Tout droit. La moto plantée dans un talus, moi passé par dessus le guidon et entre deux arbres pour atterrir à quelques mètres d’un ravin en bas duquel coule un torrent. La poignée d’embrayage cassée, guidon tordu et roue avant crevée, tout allait bien. Surtout sans portable…

Oui, tout allait bien. Parce que derrière moi, un brave gars avec sa camionnette de la SPA avait tout vu. Motard, lui aussi, il a insisté pour nous ramener jusqu’à destination, ma brêle et moi, en faisant un joli détour d’une quarantaine de bornes comme ça, juste par solidarité motarde. Il a refusé de monter boire le coup une fois arrivé. « Pas le temps, ils doivent sûrement déjà m’attendre au refuge. On se croisera bien un de ces jours, t’en fais pas ! ». Je ne l’ai jamais croisé, et raconter cette anecdote est pour moi un juste retour des choses.

Une semaine plus tard le guidon était changé, la poignée et le câble aussi, le pneu réparé et je fêtais ça en me prenant la troisième gamelle dans un virage gravillonneux abordé avec trop d’enthousiasme. Trois boîtes en deux semaines. Trois vautres sans blessures, heureusement. Et à chaque fois une leçon apprise. Tellement bien apprise que depuis, non seulement je ne suis plus jamais tombé, mais en plus j’ai commencé à regarder autrement la pratique de la moto et à l’aimer différemment. Alors qu’une passion qui aurait pu se révéler dévorante et mortelle disparaissait, un amour solide, profond et constant était né.

Régis vit en Haute-Savoie. Unique héritier d'une longue lignée de non-motards, fasciné depuis sa plus tendre enfance par tout ce qui a un moteur entre deux roues pour des raisons toujours obscures. Curieux de nature, autodidacte dans bien des domaines, condamné à mort par contumace dans plusieurs pays d'Amérique latine, il a fini par découvrir que son amour de la moto était non seulement aussi fort que celui qu'il a pour l'écriture, mais qu'en plus l'un nourrit l'autre.
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