Dans 90% des cas, quand on demande à un motard ce que représente la moto pour lui, il nous sort le couplet de la liberté. C’est pas péjoratif, hein… Moi le premier, quand on me demande ce que représente la moto pour moi, ben dans 90% des cas, je répond « la liberté ».
Dans les 10% restant je réponds « un p’tit salé aux lentilles », mais j’évite. J’évite parce qu’après les gens te regardent bizarre, ou alors t’en as pour trois plombes à essayer de leur expliquer le rapport entre le monde de la moto et celui, tout autant respectable, des aficionados du petit salé aux lentilles alors que tu n’as pas la moindre idée des us et coutumes de ce microcosme méconnu. Probablement à tort, d’ailleurs. Bref, en général, quand on a opté pour la formule à 90%, on répond dans une grande inspiration, du genre « Mais pourquoi tu me poses la question, puisque tu sais que je vais répondre ça. » Mais le motard est un altruiste. Il aime, de temps en temps, faire plaisir aux caisseux et leur donner ce qu’ils veulent, quitte à faire cliché.
Seulement c’est quoi, la liberté ? Et qu’est ce que ça vient foutre dans l’histoire ? C’est vrai, la notion de liberté est très subjective, quand on y pense. Pour nous ça ressemble vaguement à aller payer ses impôts complètement nu, avec un joli tricorne sur la tête, sans avoir de compte à rendre à qui que ce soit, et de les payer avec des jetons de caddie de supermarché si on en a envie. Vous savez ? Ceux en plastique blanc avec Téléthon ou Interflora écrit dessus. Pour un Nord-Coréen, ça se limite à porter deux chaussettes de couleurs différentes sans craindre de finir dans un camp de rééducation politique. Pour lui, le coup du tricorne à oualp, c’est carrément de la science fiction. Même pas il s’est autorisé à songer à demander l’autorisation à son subconscient de réfléchir à l’éventualité de peut être commencer à imaginer ça.
Mais revenons à nos moutons.
Les six premières années de ma vie se sont déroulées sans encombre. Pas de problème particulier, aucun spasme, aucune incohérence psychomotrice, rien. Oreillons, varicelle, deux ou trois exorcismes… Un gamin sans histoire, quoi. Allez, disons-le : un gosse chiant comme la pluie. Voilà. Jusqu’à ce jour d’été où, alors que je passais des vacances en famille dans les Ardennes, on se pointe à ce lac avec les parents, la frangine, les oncles les tantes les cousins-cousines. Bref, l’orchestre philharmonique au grand complet. Il faisait une chaleur à crever, je m’en souviens comme si c’était hier (et c’était pas hier : on roulait en Renault 12, pour vous donner une idée du bond dans le temps). Quoi qu’il en soit nous voilà sur le parking. Glacières, Bob Ricard, sorties de bain, parasol à grosses fleurs jaunes et marron, rien ne manquait. Sur la droite, le lac nous attendait avec sa grande plage quasi-déserte (oui ben les Ardennes, déjà aujourd’hui c’est pas la top-destination alors faut pas croire qu’au début des années 80 c’était plus glorieux. D’où la plage quasi-déserte) et sur la gauche, un pauv’mec tout seul sous son parasol.
A côté du parasol une botte de paille. A côté de cette botte de paille une autre. Et encore une autre, et ainsi de suite jusqu’à obtenir un circuit de forme à peu près ovoïde. Posées le long des bottes de paille, des petites 50 Honda (probablement des QR50) attendaient qu’on leur grimpe dessus. C’est là que j’ai eu la révélation de ma vie. Du haut de mes 6 ans et 13 kilos tout mouillé, j’ai tenu tête à mon père et aux autres glandus pour ne pas aller patauger dans leur flaque moisie, mais pour faire de la moto. Enfin, pour essayer, déjà. Mon père a cédé. Le mec sous son parasol était tellement content d’avoir enfin un client qu’il lui a dit: « Bah vous savez, j’ai eu personne de la journée. Vous me laissez 10 balles et le petit peut rouler tant qu’il veut ! » C’est exactement ce qui s’est passé. Mon père a laissé 10 balles, il m’a laissé avec le gonze qui n’était plus ni tout seul ni sous son parasol puisqu’il me collait un vieux casque sur le melon, démarrait le tracassin et m’expliquait sommairement comment ça marchait. « Pour accélérer tu tournes là, pour t’arrêter t’appuies là. T’as compris ? Allez ! »
Et une fois que je commençais à avancer, il ajouta « Et essaye de pas finir dans la paille ! » J’avais bien compris la recommandation, mais malgré la meilleure bonne volonté du monde, j’ai bien peur de l’avoir quelque peu déçu, ce brave homme. En effet, mon premier tour de piste, je l’ai fait par étapes. Tous les 10 mètres j’allais m’emplâtrer une botte. Moteur calé, le gars faisait les allers-retours entre les lieux du crash et son parasol pour le redémarrer et me remettre en piste. Puis le pli est vite venu. Deuxième tour mieux, troisième carrément mieux… Vers le 5ème, je restais sur mes roues sans finir par terre. Mon père repassait de temps en temps voir si tout allait bien, me voyait tourner, et repartait. Ça a bien dû durer deux heures. Facile. Mais jamais je n’oublierais cette sensation. La vitesse, la conscience de contrôler cet engin, contrairement aux faux hélicoptères dans lesquels ils te font monter dans leurs manèges à la con. Tout seul, sans les parents pour te dire où aller… Ce mélange explosif m’a profondément marqué.
Bon, le soir, les cousins m’ont fait la gueule de pas avoir voulu me baigner avec eux, les oncles et tantes m’ont qualifié de casse-burnes, mais je crois que jamais de ma vie je ne me suis plus foutu de savoir ce qu’on pensait de moi que ce jour là. Tu vois le modèle « Rien à foutre » toutes options, vu à la télé et tout et tout ? Ben le même, mais en pire. Dès lors, les 15 années qui ont suivi, avoir une moto est devenu le but incontournable à atteindre dans ma vie.
Et pile 15 ans plus tard, 21 ans révolus, je passais le gros cube. Le permis voiture ? Pour quoi faire ? Non non, le permis moto d’abord, le reste on verra l’année prochaine. A cette époque là, on pouvait encore passer le plateau avec des gants de jardinage et pour l’épreuve sur route y avait un passage obligatoire sur la réserve à faire. C’est dire si ça date pas d’hier non plus mais je risque pas d’oublier l’inspecteur qui me tend le papier rose. Je sais même pas si je l’ai remercié ou dit au revoir ou merde tellement j’étais pressé de rentrer chez moi.
Mon petit 650 DR m’attendait en bas avec le plein (oui parce que je l’avais acheté la semaine où je m’étais inscrit au permis et le soir, souvent, par accident ou omission, j’allais malencontreusement rouler sur les petits sentiers forestiers alentours. C’est pas bien, je sais), mais cette fois je l’enfourchais pour de bon. Légalement, je veux dire. Et mine de rien, ça fait une sacrée différence. Parce qu’enfin ça me permettait de revivre véritablement un moment fondateur vieux de 15 ans. Pour moi c’est ça, la liberté de la moto. C’est un équilibre, dans tous les sens du terme. L’équilibre entre humilité et orgueil, entre danger et sécurité. Sur une bécane, t’as pas le choix, tu dois assumer l’image que tu renvois. Sympathie, jalousie, admiration, haine ou agacement, peu importe, mais c’est véritablement une facette de toi-même que tu montres en public. Chacun a ses motivations, ses raisons et ses façons de pratiquer la moto. Mais on a toutes et tous une chose en commun, c’est qu’on ne fait pas semblant.
Alors oui je sais, c’est triste. J’en entends déjà certains s’offenser. Et le petit salé aux lentilles, dans tout ça ? Ben j’en sais toujours rien et j’aime autant avertir que je m’en contrefous.
Si c’est pas être libre, ça…
Merci Regis!
Tu m’as fait revivre mon enfance!!!
J’adore!
Quelle belle plume !!! Merci pour ce moment !
Hey co-stagiaire !
Excellent, on n’aurait pas pu mieux définir le petit salé aux lentilles (moi aussi j’adore ça), come le sentiment de liberté à moto !
En revanche, je suis jaloux : je viens de me faire souffler un sujet d’article, sur ma première fois sur une moto.
Ton gars sous son parasol, il n’aurait officié à Montlhéry des fois ?
Encore bravo pour l’article, je pense qu’on est un paquet à s’y retrouver !
Merci collègue !
Désolé pour le soufflage ! On peut se partager le filon des autres premières fois, si tu veux. On se met d’accord sur qui se charge de la première gamelle, la première rincée… On se partage sournoisement et avidement le monopole du dépucelage motard, qu’est ce que t’en dis ? 😀
La bonne nouvelle c’est que vous pourrez même vous répartir les parts du gâteau autour d’une binouze les gars : Vous êtes presque voisins Suisse/Savoie. Bon, là il y a un peu de neige, mais dans quelques mois… 😉
Mais carrément !
Bravo !
De bons vieux souvenirs d’enfance qui remontent aussi à lire ca !
Moi c’était ca ma première fois :
mes parents m’amènent sur un circuit de petites moto cross style pw, pour m’en faire essayer. Je devais déjà tellement les saouler avec ça.
Manque de bol, pas de loueur de moto mais un gamin qui tournait avec sa propre moto. On va voir le père qui nous dit qu’il a aussi celle de son 2ème fils, mais qu’ il préfère jouer aux jeux du jardin public d’à coté.. (il doit surement rouler en golf tdi aujourd’hui..)
Il nous propose donc de me la faire essayer !
Et je me souviens exactement de mes premiers vissages de poignée (qu’il a fallu régler car je n’avais pas compris qu’on pouvait faire autrement qu’a fond !) Et c’était parti, à bien viser pour passer à coté des flaques de boues en montant sur les rebords du circuit, à essayer de suivre l’autre gamin qui coupait le circuit dans les talus, sauf que moi je restait coincé à caler sur la bute…
Ce gars, ce jour là et pour longtemps, à rendu un môme heureux !
A la fin, mes parents qui voulaient payer le gars, ont filé quelques francs au môme qui était toujours dans le jardin public. Faut croire que laa passion, ça s’invente pas !
Je ne me souviens même pas ce qui m’a amené à me passionner pour la moto, j’ai l’impression d’avoir toujours eu cette attirance depuis tout petit.. (personne de motard dans mon entourage..)
« Je ne me souviens même pas ce qui m’a amené à me passionner pour la moto, j’ai l’impression d’avoir toujours eu cette attirance depuis tout petit.. (personne de motard dans mon entourage..) »
C’est exactement la même chose pour moi. Aucune idée d’où ça vient, mais ça a été une évidence dès le début.
Très jolie texte. Merci.
un pur moment de bonheur mon réré !!! enfin moi c est pas le premier que je lis , mais c est toujours un bonheur de te lire , fait nous rêvé mec !!
Merci pour cet excellent article, que du bonheur !
Au fait : » condamné à mort par contumace dans plusieurs pays d’Amérique latine », on peut en savoir un peu plus ?
Il n’en parlera qu’en présence de son avocat… :-p
Non, pas forcément. Disons que chacun a ses hobbies. Le mien, c’est d’être un général en exil adepte des coups d’état dans le but d’instaurer la dictature dans les pays hispanophones d’Amérique latine. Peu importe lequel.
Certains aiment faire des maquettes, moi c’est les putschs minables loupés.
C’est vrai, c’est con… mais qu’est-ce qu’on se sent libre en bécane !
Pour moi, ça passe avant tout par le fait d’être seul, isolé dans son casque (et dans ses pensées), au milieu de la nature, des odeurs…
Pourquoi mes parents ne m’ont jamais emmenée dans les Ardennes, hein POURQUOI ??
J’ai adoré cette histoire tout comme le style !
J’en veux encore 😀
Tu vas être servie : il a déjà envoyé de quoi truster tous les samedis pendant 1 moi le Régis ! Il faut que je le calme : il écrit comme il respire ! 🙂
Excellent! Et c’est pas parce que moi aussi j’ai connu la Renault 12 (rouge, surnommée Titine) et le permis où il fallait obligatoirement savoir passer en réserve en roulant 😉
Du coup j’ai essayé de me souvenir quand a été mon tout premier frisson moto?
Je devais avoir 9 ou 10 ans je crois. Avec mes parents nous arrivons en bas de l’immeuble d’une copine à eux (Claudine, j’me souviens) et on se gare à côté d’une moto.Impossible de me souvenir de laquelle mais j’ai eu envie de la caresser, lui flatter le flan!
On salue l’amie-Claudine, puis ses autres invités, parmi lesquels le propriétaire du bel engin. Il remarque que mes yeux pétillent d’admiration alors il me propose un petit tour. Moment d’hésitation pour la petite fille timide. Plus grand moment d’hésitation pour mes parents, surtout mon Père… Finalement on m’autorise ( motorise?! ).
Me voilà juchée sur la magnifique machine. « Accroche-toi bien à moi » me dit-il. Intimidée, je pose délicatement mes mains sur sa taille… il démarre doucement… puis accélère et c’est là que je me retrouve projetée en arrière, je rattrape son blouson de justesse, du bout des doigts, pour éviter d’être laissée sur place… mes mains gagnent du terrain pour finir par encercler franchement sa taille.
Les vibrations qui te remontent dans l’estomac… j’ai su que j’aimai la moto ce jour là sans imaginer pour autant que j’en aurais une un jour. Qu’un jour, c’est moi qui maitriserais (ou essayerais en tout cas 😉 !) un tel engin.
Merci pour ce joli texte. Belle ecriture, belle inspiration …. on en veut encore !
Régis, merci encore;
Pour moi c’était aussi le PW vers 8 ans à oléron, en te lisant j’ai revécu ce moment !
Super chouette
Bravo et merci !!! Superbement écrit …et comme dit plus haut dans les (excellents) commentaires : on en veut encore !
Ca transpire le vécu et sa rappel certainement à pas mal de monde les plus ou moins lointains souvenirs de nos premiers tours de roues.
Personnellement c’était sur une vieillissantes PW50 de la gendarmerie lors d’un demonstration de sécurité routière: je le revis comme si c’était hier….la fourche de la PW doit s’en souvenir aussi (foutus bottes de pailles !! )
Beau moment qui me faitvreplonger avec plaisir dans mes premiers souvenirs en moto. Merci !